Par William Gogas
étudiant Université MCGill
« … Qui suis-je? Je suis Arménien! Comprenez-vous ce que ça veut dire…? »
Porteur de mauvaises nouvelles, un combattant arménien répond au téléphone d’un soldat azéri tué au front, informant par le fait même la famille du défunt de la mort de leur proche.
La recrudescence de l’escalade militaire dans le Haut-Karabakh cet automne a déjà fait 1 000 morts, et probablement beaucoup plus. République autoproclamée localisée à l’intérieur des frontières de l’Azerbaïdjan, le Haut-Karabakh est ethniquement majoritairement arménien. La question karabakhie est dans son essence un classique exemple de la collision entre deux principes, souvent antagonistes, du droit international : intégrité territoriale et droit à l’autodétermination.
Survol historique
Un des premiers affrontements de l’espace postsoviétique, le conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan ne date pas d’hier. En fait, le Haut-Karabakh est l’une des provinces de l’Arménie historique à l’Antiquité et au Moyen-Âge, province connue sous le nom d’Artsakh. Disputée entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie durant leurs courtes périodes d’indépendances entre 1918 et 1920, la soviétisation de ces États entraîne le rattachement d’un Haut-Karabakh peuplé à plus de 90% d’Arméniens à l’Azerbaïdjan. Profitant de l’aggiornamento consacré par les réformes du dirigeant de l’URSS Gorbatchev, le Haut-Karabakh exige d’être rattaché à l’Arménie soviétique en 1988. S’ensuit une série d’affrontement menant à des pogroms contre des résidents arméniens dans trois villes azéries.
Cette phase, additionnée à la chute de l’URSS, radicalise le conflit et mène à la période d’affrontement armé ouvert de 1991 à 1994. En 1992, le Haut-Karabakh se déclare indépendant. Bakou (capitale de l’Azerbaïdjan) affronte alors les Arméniens du Haut-Karabakh, qualifiés de séparatistes, jusqu’en 1993, année où l’Arménie intervient militairement pour supporter les indépendantistes. 30 000 morts plus tard, un cessez-le-feu met fin aux hostilités en 1994, confirme la victoire du Haut-Karabakh mais aussi le contrôle arménien de districts avoisinant la région convoitée (que l’ONU décrit comme « occupation »). De 1994 à 2016, le conflit se transforme en affrontement politico-diplomatique où l’objectif est d’arriver à une solution pacifique. À cette fin, le groupe Mnsk voit le jour; Russie, France et États-Unis sont alors les garants des négociations. Cette troïka de la paix arrive presque à son but en 2007 mais échoue. C’est que les opinions publiques des deux adversaires sont répugnées à l’idée d’un compromis, comme en témoigne chacune des crises gouvernementales résultant des avancées des négociations. La rhétorique guerrière à l’égard du Haut-Karabakh prime dans ces sociétés, rendant difficile une réconciliation éventuelle.
Et aujourd’hui?
Depuis l’automne, le conflit s’est muté en véritable guerre à part entière. Alors que des villes du Haut-Karabakh subissent des bombardements, l’armée azérie s’en prend également à Vardenis, ville d’Arménie. Pour sa part, Erevan (capitale d’Arménie) bombarde entre autres la ville de Gandja en Azerbaïdjan. Cette nouvelle phase de ce qui semble être un interminable conflit se répand alors en dehors de la zone contestée. D’ailleurs, la guerre est caractérisée par l’utilisation massive par l’Azerbaidjan de drones du modèle IAI Harop, surnommé « kamikaze », pour frapper des cibles arméniennes derrière la ligne de front.
C’est dans ce contexte qu’un conflit à la base interethnique, en devenant un échiquier géopolitique, menace de s’internationaliser. En effet, la Turquie supporte intensément son allié turcophone qu’est l’Azerbaïdjan. Alors qu’Ankara (capitale turque) dément quelconque participation militaire dans le conflit, certains indices indiquent le contraire. Par exemple, des photographies identifient des membres de l’organisation turque paramilitaire des « Loup Gris » présents en Azerbaïdjan en plus de ce qui s’avère être des avions de chasses et de cargos des forces turques à l’aéroport azérie de Gandja. Ce qui est certain reste que la Turquie d’Erdogan tente d’étendre son empreinte dans le Caucase du Sud, zone traditionnellement d’influence russe.
De plus, la Turquie est accusée de recruter des mercenaires djihadistes pour combattre du côté de l’armée azérie. Ankara a beau dénoncer ces accusations, il reste que des combattants syriens ont été photographiés, filmés et géolocalisés à multiples reprises à l’intérieur de l’Azerbaïdjan et portant des uniformes azéris. Ce fait demeure très inquiétant pour la région en risquant de déstabiliser non seulement l’Azerbaïdjan mais aussi l’ensemble du Caucase. Très sensible sur ce point (on se rappelle de la Tchétchénie!), la Russie est sur le qui-vive et espère que la guerre se terminera promptement. Moscou, liée par un traité de sécurité collective avec Erevan, est aussi associée à Bakou par diverses ententes, tant commerciales que frontalières. La prudence de la Russie s’explique donc en partie par son attachement aux deux États et justifie son retrait du conflit.
Or, au moment d’écrire ces lignes, un hélicoptère russe volant à l’intérieur de l’espace aérien arménien a été abattu par l’armée azérie, tuant deux Russes. Cette attaque, que Bakou s’est tout de même excusée, va mettre à l’épreuve la détermination russe de rester en marge de la guerre. Les perspectives de paix semblent minces et l’internationalisation du conflit menace de faire dégénérer les hostilités.
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